Dans les technologies des télécommunications, c’est une course à la vitesse et aux débits qui a mené la recherche et les évolutions techniques au XXe siècle. Depuis peu, un nouveau paramètre crucial a fait son apparition : la sécurisation des données. Est-il possible de garantir l’inviolabilité d’une télécommunication à partir des lois de la physique ? Une solution proposée repose sur l’utilisation de photons individuels pour transporter l’information. Mais comment le mettre en oeuvre ? C’est à cette question à la fois fondamentale et à grande portée applicative que plusieurs équipes de chercheurs dont l’équipe "Nanooptics" du LPA, dirigée par Christophe Voisin, commencent à répondre.
La quantité d’information échangée dans nos sociétés ne cesse de croître. D’ores et déjà, la lumière est le vecteur principal de cette information à travers les réseaux de fibres optiques. Dans le futur, les exigences en termes de sécurité et confidentialité de ces moyens de télécommunication nécessiteront la mise en place de nouveaux protocoles basés sur les propriétés quantiques de la lumière.
La fiabilité de ces protocoles de cryptographie quantique repose sur la capacité de certaines sources de lumière à émettre à la demande un et seul seul photon par cycle d’excitation, à l’opposé des sources classiques qui ont plutôt tendance à émettre les photons par paquets. C’est ce qu’on appelle le dégroupage de photons.
De nombreux systèmes physiques ont déjà été explorés pour réaliser cette fonction : notamment les molécules fluorescentes isolées dans une matrice, les nanoparticules de semi-conducteurs et boîtes quantiques semi-conductrices ou encore certains défauts cristallins, naturels ou induits, dans diverses matrices comme le diamant ou encore le nitrure de bore ou les matériaux lamellaires tels les dichalcogénures de métaux de transition [1]. Cependant, en vue d’une utilisation à large échelle dans des dispositifs opto-électroniques, il est essentiel que ces sources de photons uniques possèdent certaines caractéristiques. En particulier, la longueur d’onde de la lumière émise doit correspondre aux standards des télécommunications (vers 1,3 ou 1,5 µm), là où les pertes des fibres optiques en silice sont minimales pour permettre une transmission sur de longues distances. Ces pertes en ligne sont un problème particulièrement crucial pour les photons uniques puisque les techniques de ré-amplification le long du trajet (les répéteurs) sont problématiques dans ce cas. Par ailleurs, il est souhaitable que ces sources de photons puissent être alimentées électriquement (plutôt que par voie optique, moins facilement intégrable) et enfin, un fonctionnement à température ambiante serait un atout considérable.
Les émetteurs quantiques évoqués précédemment peuvent posséder certaines de ces propriétés, mais pas toutes simultanément. Les nanotubes de carbone en revanche ont de formidables atouts pour relever ce défi : cet arrangement cylindrique du feuillet de graphene (couche mono-atomique de carbone) présente, pour certaines géométries d’enroulement (appelées espèces chirales), les caractéristiques d’un matériau semi-conducteur à gap direct inversement proportionnel au diamètre. Ainsi, en sélectionnant les espèces dont le diamètre est de l’ordre de 1,1 nm on obtient une longueur d’onde d’émission dans les bandes télécom. De plus, contrairement à d’autres émetteurs ne fonctionnant qu’à température cryogénique, la géométrie quasi-unidimensionnelle des nanotubes confère une grande robustesse à leur propriétés optiques vis-à-vis de la température car les porteurs de charges y sont fortement liés par l’interaction coulombienne. Enfin, la géométrie filiforme de ces structures, qui peuvent s’étendre sur plusieurs microns, permettent de réaliser des contacts électriques pour provoquer l’émission de lumière par électro-luminescence.
Dans l’article de revue « Perspectives » publié dans la revue Nature Materials, l’équipe Nano-optics du LPA dirigée par Christophe Voisin en collaboration avec les équipes de Stephen Doorn au Los Alamos National Lab (USA) et celle de Ralph Krupke et Wolfram Pernice au Karlruhe Institute of Technology (Allemagne), décrit les progrès considérables réalisés récemment pour l’utilisation de nanotubes de carbone comme source de photons uniques ainsi que les voies les plus prometteuses pour en améliorer les performances. Ces progrès reposent essentiellement sur trois axes :
Les trois équipes co-auteurs ont en effet réalisé des avancées majeures dans ces domaines récemment.
La première observation d’un fort dégroupage des photons émis par un nanotube de carbone a été réalisée à température cryogénique, l’effet s’estompant à plus haute température. L’interprétation actuellement admise repose sur le piégeage des excitons (paire électron-trou hydrogénoïde liée par interaction coulombienne) sur des minima locaux de potentiel liés à l’irrégularité de l’interface avec la matrice. Ces excitons piégés se comportent alors comme un pseudo-système à deux niveaux émettant des photons dégroupés. Ces pièges de faible profondeur (une dizaine de meV) ne permettent pas de maintenir un bon confinement à température ambiante et le continuum d’états accessible aux excitons thermiquement dépiégés réduit considérablement le taux de dégroupage des photons émis. La stratégie développée par l’équipe de S. Doorn consiste à greffer un très faible nombre de groupements chimiques de type aryl sur le réseau cristallin du nanotube (idéalement un groupement par nanotube) grâce à une réaction chimique de type diazonium. Cette fonction chimique se comporte alors comme un piège profond (>100meV) pour les excitons du nanotube qui restent piégés jusqu’à une température supérieure à 300 K. Ceci se traduit par un taux de dégroupage (la pureté de la source de photons uniques) supérieur à 98 % à température ambiante. De plus, ce greffon chimique induit un décalage vers le rouge de la longueur d’onde d’émission de l’ordre de 100meV, ajustable suivant le détail de la fonction chimique. Ceci permet d’obtenir une source de photons uniques émettant dans les bandes télécom à partir d’espèces chirales abondantes et facilement séparables par les techniques de tri physico-chimiques post-croissance simples et efficaces. Les nanotubes de carbone ainsi fonctionnalisés constituent à ce jour le seul émetteur de photons uniques fonctionnant à la fois à température ambiante et dans les bandes télécom.
Un paramètre clé d’une source de photons uniques est sa brillance, définie comme la probabilité de collecter effectivement un photon dans un état de polarisation donné par cycle d’excitation de l’émetteur. Une technique classique pour améliorer cette brillance est de coupler l’émetteur avec une micro-cavité photonique, c’est-à-dire un résonateur de type Fabry-Perot présentant un fort facteur de qualité et un faible volume de mode (comparé à λ3). Dans ces conditions, le diagramme et le taux d’émission spontanée de l’émetteur sont fortement modifiés par l’effet Purcell [2], ce qui permet de rendre prépondérante l’émission dans un mode photonique particulier et d’augmenter le taux d’émission radiatif de l’émetteur. Dans le cas des nanotubes, ce couplage est délicat du fait de la localisation aléatoire des nanotubes et de la variabilité de leur longueur d’onde d’émission en fonction de l’environnement local ; l’équipe du LPA a réalisé un couplage déterministe de nanotubes de carbone avec une micro-cavité fibrée, dont la géométrie originale (développée en collaboration avec l’équipe Atom-chips du LKB) [3] permet d’ajuster la fréquence de résonance à celle mesurée pour chaque émetteur. Dans ces conditions, les photons sont émis dans le mode de la cavité avec une probabilité supérieure à 98 % avec un taux de polarisation supérieur à 90 %. Par ailleurs, le facteur de Purcell atteint des valeurs de l’ordre de 60, ce qui permet d’obtenir des brillances de l’ordre de 0,4 tout à fait comparables à celles des sources de photons uniques les plus avancées comme celles à base de boîtes quantiques semi-conductrices par exemple. Par ailleurs, la mise en évidence d’un couplage original des excitons aux phonons 1D du nanotube a permis d’exploiter un effet d’électrodynamique quantique pour accorder la longueur d’onde d’émission de la source de photons uniques sur une large fenêtre spectrale et ce à partir d’un seul et même émetteur, offrant de nombreuses perspectives, en termes de multiplexage par exemple.
Le troisième élément de ces avancées récentes, réalisé dans l’équipe de R. Krupke, concerne la capacité à positionner un nanotube de carbone sur un cristal photonique avec une précision nanométrique par électrophorèse puis à y apposer des contacts électriques. Ce système tout intégré, basé sur des guides d’ondes au silicium, a permis de démontrer l’émission de photons uniques par électroluminescence dans un circuit photonique. Ce circuit intègre également les compteurs de photons uniques à technologie supra-conductrice (SSPD), permettant de réaliser des mesures de coïncidences ou d’interférences à deux photons et pourrait préfigurer ce que serait une puce photonique de traitement quantique de l’information à base de nanotubes de carbone dans le futur [4].
Finalement, ces progrès encourageants ouvrent la voie à des utilisations encore plus avancées pour peu qu’on arrive à maîtriser les phénomènes de déphasage purs induits par l’interaction aléatoire des excitons avec la matrice, dans le but de produire un flux de photons dits indiscernables. Plusieurs voies sont évoquées basées sur des méthodes physiques (excitation quasi-résonante, résonateurs métallo-diélectriques, etc.) ou physico-chimiques (enrobage dans des polymères chiraux de type poly-fluorènes capables de geler certains modes de vibration des nanotubes pour augmenter le facteur de Debye-Waller ou polymères « neutres » réduisant les fluctuations électrostatiques au voisinage du nanotube de carbone).
[1] Aharonovich, I., Englund, D. & Toth, M. Solid-state single-photon emitters. Nat. Photon. 10, 631–641 (2016)
[2] Haroche, S. Physics Today 42, 1, 24 (1989)
[3] Jeantet, A., et al., Phys. Rev. Lett. 116, 247402 (2016)
[4] Khasminskaya et al. Nat. Phot. 10, 727 (2016)
Référence article : https://doi.org/10.1038/s41563-018-0109-2
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